Le texte comprend trois parties de diverses longueurs :
Avant-hier - Libération en 1944 - Après-guerre 1945
On ne sait rien de précis quant à ses origines.
Neufvillage fut certainement construit avant la Révolution française,
mais aucune archive n'a subsisté. Il fut vraisemblablement créé au
début du XVIIe siècle sur le ban de Vahl, puis détruit vers 1635 et
repeuplé vers 1666 par des "immigrés", des habitants de
Vahl-les-Bénestroff, à 3,5 km de là, attirés par de nouvelles terres à
exploiter. Peut-être est-ce, là, l'explication logique de son nom :
Neufvillage (anciennement "Neudörfel“). Il était rattaché à la paroisse
de Francaltroff, à 2,5 km de là.
Les vestiges antiques locaux seraient le passage d'une voie romaine. Mais où précisément ?..
A défaut d'histoire ancienne plus explicite, il est proposé ci-après,
pour avoir une idée de ce qu'était autrefois la vie à Neufvillage,
quelques souvenirs de jeunesse relatifs à des événements.
Neufvillage avant-hier...
Souvenirs personnels de Marguerite Simon
Mon grand'père
Avant 1914
Les années 1914-18
La vie quotidienne
La fin de la guerre
Les gens de Neufvillage
Les années 1939-45
Retour au pays
Sur ce plateau lorrain, souffle toute l’année durant
un vent régulier, tantôt léger, tantôt puissant ; les horizons sont
larges, ourlés de forêts profondes. Neufvillage se trouve à peu près au
centre d’une vaste cuvette, bâti à l’abri des inondations rituelles de
printemps des prés environnants. L’ensemble du paysage est puissant,
noble. L’étang, tout proche, jette une note lumineuse et quelque peu
romantique sur cette rude terre de labours où, du temps où il y avait
encore des chevaux, il en fallait six pour tirer la charrue. Jadis, le
cultivateur tendait ses muscles, lançait de brèves et sonores
exhortations à ses bêtes. Harro ! Hue ! Dia ! Les naseaux fumaient, la terre s’ouvrait, elle sentait bon.
Depuis toujours, on a vécu à Neufvillage de père en
fils, cultivant la terre, avec deux vaches pour les plus modestes et
avec des chevaux pour les fermiers plus nantis. On était libre, on
parlait en maître, le soleil réglait le temps...
Mon premier souvenir de Neufvillage date de 1911.
J’avais alors cinq ans. Dans le jardin d’herbe de grand’mère Augustin,
il y avait une balançoire à ma taille, pendue entre deux mirabelliers
et, pendant que je m’amusais, grand’mère faisait brouter son unique
vache, Florette. Florette était une bête douce, bien élevée, qui
donnait son lait avec abondance et un veau chaque année, assurant ainsi
la subsistance de la famille. Quand j’avais froid aux mains, je les
fourrais entre le pis et la cuisse de Florette, ou bien je les lui
tendais à lécher, ce qu’elle faisait maternellement.
En Alsace-Lorraine, après 1870, il était de
tradition dans les familles de plusieurs enfants que ceux-ci partent
« en France », pour échapper à la domination et à la culture
allemandes et en particulier pour les garçons à la conscription. Un
seul, l’aîné généralement, restait pour sauvegarder le patrimoine en
attendant la délivrance.
———
Christophe Bollender, vivait à Neufvillage avec ses
deux filles, célibataires et brodeuses de leur état. Des onze enfants
qui lui étaient nés, il en avait vu périr huit en bas âge par manque de
soins. A cette époque, pas de puériculture, les petits mouraient comme
des mouches. Des onze, trois avaient la vie dure en survivant à la
terrible gastro-entérite grâce à leur tempérament de fer. Le Christophe
vivait donc avec ses filles : Marianne-Joséphine-Catherine,
Joséphine-Catherine-Marianne, alors que la troisième,
Marie-Catherine-Joséphine se maria, eut cinq enfants, dont un mourut en
bas âge. Tante Marianne était d’un terrible caractère et menait toute
la famille manu militari à commencer par son propre père,
Christophe. Devenu vieux, il aimait les sucreries ; le soir, au
lit, croquer un éclat de sucre, clandestinement détaché du pain de
sucre familial, était un très modeste mais total plaisir ; je dis
bien clandestinement, car sa terrible fille lui faisait une scène
épouvantable lorsqu’elle le surprenait suçant un bout de sucre. Tante
Joséphine était plus douce, c’est-à-dire vouée à obéir par la force des
choses.
Ces demoiselles étaient intensément pieuses et, du
haut de leur vertu revendiquée, blâmaient fort leur prochain. Elles
brodaient à domicile pour le compte d’une entrepreneuse, laquelle
travaillait pour une entreprise parisienne. C’est ainsi que les dames
fanfreluchées de la Belle époque se paraient de coûteuses et
merveilleuses broderies qui étaient payées cinquante pfennigs le mètre
à mes grand’tantes. En s’échinant dix heures par jour et si le motif à
broder n’était pas compliqué, elle pouvaient en faire soixante-quinze
centimètres...
Grand’père Christophe aimait, sur ses vieux jours,
s’asseoir sur le banc devant la maison lorsqu’il faisait beau, un banc
fait de deux billots de bois et d’une planche grossièrement rabotée,
simplement posée dessus. Tel quel, ce banc servit à plusieurs
générations. Sur son banc, il ne faisait rien, se contentait de vivre,
de regarder, d’écouter le grand silence du village, conscient d’avoir
bien rempli sa vie, de s’adosser à un mur à lui, de poser ses pieds sur
sa terre à lui. A cette époque-là, il ne passait pas d’automobiles ni
engins assourdissants. La vie était saine, posée. Les chars-à-bancs
cahotants, les voitures de culture, toutes ballibalantes et grinçantes
qu’elles étaient, ne juraient pas. Même les oies jacassantes étaient en
harmonie avec la nature et grand’père Christophe, en sage, goûtait
profondément cette paix ineffable.
Or, il advenait que grand’père Christophe se levait
brusquement, comme déclenché par un ressort intérieur, attrapait sa
canne et, majestueusement, ostensiblement, rentrait dans la maison en
fermant la porte avec fracas. Instinctivement, il connaissait la
vitesse du son, car ce fracas se produisait à l’instant précis et
s’entendait jusqu’au bout du village, au tournant de la route, où
apparaissait en tournée réglementaire le gendarme prussien à cheval. Le
père Christophe préférait, en effet, interrompre sa rêverie d’homme
simple, faire grincer ses « rematisses », plutôt que de
saluer le Prussien. Lui, jadis fier et valeureux voltigeur, soldat
français, ne pouvait, sous peine de se considérer comme parjure, saluer
le représentant de Guillaume. Rester assis et ne pas saluer lui eut
attiré des histoires, car le gendarme eut été trop heureux de lui
chercher noise, à ce vieux et notoire réfractaire qui manœuvrait
bruyamment pour que son geste, répété chaque semaine, soit bien compris
par l’épaisse et orgueilleuse cervelle de l’impérial gendarme-à-cheval.
Ces jours-là, grand’père Christophe se couchait tôt, en bougonnant,
mais le lendemain son humeur de vieux Gaulois reprenait le dessus et il
frétillait d’aise en pensant, qu’une fois de plus, il avait
publiquement méprisé un raide et haut perché fonctionnaire prussien.
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———
Donc, chaque année avant 1914, mon père nous menait
en juillet ou en août à la gare de l’Est, déposait sur le guichet une
belle pièce d’or de vingt francs, moyennant laquelle ma mère et moi
pouvions aller à Neufvillage, voyage aller et retour payé y compris
l’enregistrement de la malle d’osier. Le voyage était laborieux et
durait douze heures. Nous descendions d’abord à Nancy, pour y prendre
la correspondance pour Bénestroff, mais à Avricourt il y avait la
frontière allemande à passer. Là, nous attendaient des douaniers, verts
de partout, verts des pieds à la tête, mais d’un vert unique,
introuvable ailleurs qu’en Allemagne. A tant d’années de distance, je
sais aujourd’hui encore reconstituer ce vert-de-nausée ; il me suffit
de fermer les yeux pour le revoir dans toute son acidité.
Il advient qu’une année, en 1912 je crois, qu’à
peine descendue du train en gare d’Avricourt, ma mère vit un douanier
vert se précipiter sur moi pour m’arracher avec force ce que je tenais
en main. Ce zélé fonctionnaire de l’Empereur croyait que ma mère,
voulant passer une bouteille de je ne sais quoi en fraude, l’avait
confiée à mes innocentes mains pour qu’elle passa inaperçue. Or, ce que
je tenais n’était autre que mon seau et ma pelle d’enfant pour jouer,
le manche de la pelle offrant sous l’emballage une analogie avec le
goulot d’une bouteille. C’est ce que découvrit publiquement sur le
quai, au milieu du cercle formé par les voyageurs, notre vert douanier,
rouge vif de rage d’avoir manqué une aussi belle occasion de saisir des
Welches en fraude au préjudice de l’empire allemand. Cela se
lisait en relief sur son visage. Mais je crois que de longtemps la gare
d’Avricourt ne vécut de plus gais moments, car le geste brutal du
douanier, mes hurlements et les vociférations de ma mère avaient attiré
la plupart des voyageurs, toujours friands de choses qui peuvent
ridiculiser les Allemands et, cette fois-là, ils furent bien servis.
Nous arrivions enfin à Bénestroff, où nous attendait
fidèlement, dans la cour de la gare, le vieux père Imhof avec une
voiture à ridelles qui servait habituellement à charrier le fumier aux
champs. Pour la circonstance, elle était garnie de bottes de paille qui
piquaient ferme les mollets et tirée par la vieille jument pommelée. Et
le voyage commençait. S’il faisait sec, nous empruntions le chemin de
terre qui raccourcit d’un bon kilomètre. Tout était enchantement pour
moi. Déjà en descendant du train, l’air parfumé du terroir me
saisissait. C’était un voyage merveilleux et cahotant et, plus nous
avancions, plus je voyais grossir et se rapprocher Neufvillage où, un
peu plus tard, je distinguais déjà les chères vieilles silhouettes qui
montaient la faction, près du puits. En pleines embrassades,
grand’père, les tantes, tout le choeur familial, nous demandaient déjà,
même avant que nous eussions posé les valises à terre : « Et quand
est-ce que vous repartez ? ». Cette question, qui peut
paraître insolite, partait d’un mouvement affectueux. On voulait, dès
l’arrivée, savoir pendant combien de temps on aurait le plaisir de
notre présence. La question est restée de tradition dans la famille.
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Au mois de juin de l’année 1914, j’eus la
coqueluche. Le médecin ayant ordonné un changement d’air, ma tante
Fifine vint à Paris me chercher pour me conduire à Neufvillage. J’avais
alors sept ans et demi. Je ne devais revoir mes parents que quatre ans
plus tard car, entre temps, la première guerre mondiale éclata et je
restai bloquée à Neufvillage. Personnellement, cela ne m’affectait
guère, car les jeunes aiment le changement et puis, il y avait de la
distraction.
Cela commença par l’arrivée d’un régiment de
Bavarois, qui établit son cantonnement à Neufvillage. Les chambres, les
granges et tous les locaux disponibles furent réquisitionnés pour loger
la troupe et les écuries pour les chevaux. Mes tantes et grand’mère
étaient dans tous leurs états d’avoir à subir sous leur toit cette
bruyante et grossière soldatesque. Quant à moi, je reçus pour consigne
de me taire, de disparaître autant que possible, afin que les soldats
allemands n’apprennent pas que je suis parisienne, car ils étaient
gonflés de résolutions peu rassurantes à l’égard des Français, qu’ils
se proposaient d’étriper à brève échéance. C’est à cette époque que
j’appris à connaître le côté sadique du caractère allemand, ainsi que
ses incompréhensibles contrastes, sa mystique religieuse et sa
sentimentalité.
Jamais la modeste église de Neufvillage n’eut de
plus belles cérémonies que celles organisées par les très catholiques
Bavarois. Je me souviens de la messe de minuit de 1914, qui fut
célébrée aux chandelles préalablement raflées au village, par un
aumônier botté sous l’aube. Ce fut grandiose, mais nous rentrâmes à la
maison très vite et nous nous couchâmes, ayant fort peu le souci de
partager le réveillon que nous offraient les Bavarois. La beuverie dura
jusqu’à l’aube et, une heure plus tard, tout le régiment s’en alla,
montant la route, vers la France, déjà remplacé deux heures après par
des uhlans au casque caractéristique. Le défilé dura d’ailleurs pendant
toute la guerre, d’est en ouest, mais en 1918 ce fut en sens contraire,
d’ouest en est, toute morgue disparue et les entrailles tenaillée par
la faim.
Ce fut l’ère des réquisitions sévères et intégrales,
mais grand’mère avait prévu cela. Dans l’une des pièces, au premier
étage de notre maison, se trouvait un assez grand renfoncement. On y
entassa des sacs de farine, des jambons, de grands morceaux de lard,
des saucisses, des pois, du sucre et du café. Le recoin fut muré et
recouvert de papier peint. A hauteur d’homme, un trou fut pratiqué,
juste à ma taille, et on le masqua par un tableau pieux. Lorsqu’il
fallait quelque provision, je me faufilais aisément par le trou et, de
l’extérieur, le choeur familial dirigeait la manoeuvre : tant de bols
de farine, tant de lard, etc. De temps à autre, un infortuné matou
était cloîtré dans le réduit pour y faire son métier de chat et,
pendant une heure ou deux, c’était un carnage de souris. Cette
abondante ripaille n’allait pas sans activer les fonctions digestives
de notre bon minet, si bien, qu’au bout d’un certain temps, lorsqu’on
démasquait l’orifice du réduit, une vivante odeur de souris, de crotte
de chat, de lard, de froment et de confiture vous saisissait au nez.
Mais grand’mère aimait encore mieux voir dévorer ses provisions par les
souris, ou les savoir trempées de pipi de chat que de se les faire
réquisitionner par les Allemands. Nous pouvions ainsi cuire du pain
blanc chaque semaine, sans oublier une miche témoin de pain noir,
gluant résultat de la combinaison de sciure de bois, de fèves, de son
et autres innommables ingrédients noirâtres. Nous avions ainsi un
justificatif à présenter lors des contrôles qui, au fur et à mesure
qu’avançait la guerre, devenaient de plus en plus nombreux et
rigoureux.
Nous avions aussi, dès le début de la guerre,
enterré les beaux cuivres de famille et barbouillé de peinture épaisse
et brune les ferrures de nos armoires lorraines, car tout eut été volé.
Les guerres se suivent, mais la façon allemande de razzier est toujours
la même. Invariablement, cela commence par les cloches. Viennent
ensuite les voitures, les bêtes, les métaux, le linge, les récoltes...
enfin tout. Mais ce qu’ils n’ont jamais pu nous prendre, c’est notre
cœur et notre liberté d’esprit.
La vie à Neufvillage, en hiver, était intime,
chaude, mais un peu renfermée. Nous mangions le soir, à cinq heures,
invariablement des pommes de terre en ragoût, parce que la sauce tient
chaud disaient les vieilles tantes, accompagnées d’un bol de lait cru
tout mousseux. L’été, le menu comportait des pommes de terre rôties au
saindoux et de la salade. Nous faisions ensuite une petite veillée
jusqu’à huit heures et tout le monde s’en allait coucher avec son chat
personnel. Grand’mère avait une prédilection marquée pour les petits
chats. Grâce à nos chattes qui étaient de bonnes mères, la relève en
chatons était toujours assurée.
Durant la veillée, tout en tricotant, filant ou
cousant, grand’mère me racontait des histoires du temps passé, des
histoires de village, tantôt gaies, tantôt tristes comme le sont toutes
choses humaines. Je les ai malheureusement toute oubliées, sauf celle
du grand Louis qu’on appelait Loula, homme simplet, taillé en hercule,
boitant fort et qui faisait la joie du village par ses calinotades.
C’est un peu et même beaucoup, grâce aux histoires de grand’mère, que
j’ai réalisé que des êtres avaient existé, là, avant nous, que nous
leur devions la vie et ce que nous étions. Je pensais avec regret que
j’aurais aimé les connaître, les aimer et, mon imagination d’enfant
aidant, j’en arrivais à sentir autour de moi d’invisibles présences.
En réalité, Neufvillage n’eut guère à souffrir de la
guerre de 1914-1918. Les trois hommes mobilisés rentrèrent sains et
saufs. Les batailles de Morhange et de Dieuze furent sans danger pour
le village, grâce aux épaisses forêts. Par contre, nous vécûmes de
longs mois sous la grande voix du canon de Verdun, l’enfer allemand !
Neufvillage était un cantonnement de grand repos. En partir, était pour
beaucoup le dernier voyage et nous vîmes combien d’Allemands, qui
pleuraient d’y monter, assurer la relève...
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La vie chez grand’mère et les tantes était simple et
saine, mais manquait de distractions pour mes huit ans. Je ne pouvais
que très rarement fréquenter les jeunes de mon âge qui, au sens des
tantes rigoristes, n’étaient pas assez bien élevés pour moi. Je
m’ennuyais souvent et regardais, des heures durant, la route qui allait
vers l’ouest, vers la France... J’aurais dû aller à l’école, mais
grand’mère ne voulut pas de Kultur allemande pour moi. On
trouva je ne sais quel prétexte pour m’en faire dispenser, mais à la
maison, où il n’y avait que des livres français, on me fit lire chaque
jour et faire un peu de calcul. Le dimanche, toutefois, je ne devais
m’adonner qu’à de pieuses lectures, les lectures profanes étant
considérées ce jour-là comme un péché par mes vieilles tantes.
A cette époque, les gens avaient encore le courage
d’aller à pied, d’une localité à l’autre. J’accompagnais ma tante
Fifine qui allait aux villages voisins, ou bien faire quelques
emplettes ou bien rendre visite à des parents, car nous avions des
cousins-cousines à dix kilomètres à la ronde. Ces sorties, pourtant
toutes simples, m’enrichirent beaucoup car, en petite fille bien
élevée, je devais me taire et écouter les sages propos des grandes
personnes ; peu importait leur conversation, ce qui m’intéressait
c’était d’observer et les gens et les choses.
Je devais aussi aider aux travaux des champs de
toute nature, selon mes forces bien entendu et, là encore, en observant
beaucoup, j’appris à connaître et à aimer la nature qui est toujours
vraie. En été, on emportait le déjeuner dans un panier à anse recouvert
d’une serviette bien blanche et l’on mangeait à l’ombre d’un arbre,
d’un bosquet ou d’un talus, de la bonne saucisse fumée, du lard froid
avec de très larges tartines dont le beurre était perlé de gouttes de
lait.
Durant les longs hivers, mes grand’tantes
m’enseignèrent la broderie, le tricot, le filet, le crochet et, pour
faire passer le temps qui me pesait fort, je m’appliquais à mes travaux
et réussissait de bien jolies choses. J’appris également à filer la
laine au rouet, mais cela par nécessité. Nos matelas contenaient de la
belle et pure laine dont nous fîmes aussi des bas, qui me grattaient
les jambes, et des mitaines. Ce furent pour moi quatre années d’un
sévère mais profitable enseignement ménager et agricole.
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Après avoir dû subir, en 1914, et la rage au cœur,
l’arrogant défilé des troupes allemandes qui montaient la route de
Neufvillage en direction de la France, nous eûmes l’intense
soulagement, en 1918, de les voir redescendre cette même route, en
direction de l’Allemagne, en lamentables troupeaux de va-nu-pieds. Les
chevaux avaient depuis longtemps été abattus parce qu’il n’y avait plus
rien à leur donner à manger. Les voitures bâchées, chargées d’ultimes
rapines, étaient tirées à bras d’homme. C’était la fin de l’Allemagne,
mais la renaissance pour nous autres. Ah ! Si grand’père Christophe
avait vu cela !
Vint le onze novembre 1918 et la fin du cauchemar
qui avait duré quarante-huit ans. Nos soldats arrivèrent à Neufvillage
par le haut de la route qui vient de France, de leur pas léger et
alerte, d’un pas bien français. Les vieux, qui avaient connu 70,
disaient : « Nous pouvons partir à présent, nous “les“
avons revus ». Peu de temps après, ma mère vint me chercher pour
me ramener à Paris. Je quittai Neufvillage sans trop de regret, car il
y avait la perspective d’un beau voyage, la joie de revoir mon père,
mais quand même, quitter grand’mère et tante Fifine fut dur. En 1919,
nous quittâmes Paris, pour venir nous installer à Strasbourg d’où nous
pouvions bien souvent aller à Neufvillage.
Grand’mère Augustin s’éteignit comme une lampe au
bout de son huile, à l’âge de quatre-vingt quatre ans, en l’an 1930.
Quelques années auparavant, Marianne et Joséphine, ses soeurs les
brodeuses, étaient mortes d’une quelconque maladie de vieille fille
stérile. Je n’en avais ressenti nul chagrin. Elles m’avaient quand même
aimée à leur façon, j’étais simplement trop jeune pour comprendre.
Restée seule après la mort de grand’mère, ma tante Fifine réalisa
promptement tout le domaine après entente avec ses frères et soeur.
Elle quitta Neufvillage où elle avait vécu, travaillé et peiné pendant
quarante-cinq ans et s’en alla au loin, se faire servante par humilité.
Ma mère, ne voulant pas rompre les attaches avec son village natal,
acheta sans tarder une maison voisine et, de 1930 à 1939, nous y
allions très souvent en fin de semaine et aux grandes vacances.
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A Neufvillage vivaient certains personnages
pittoresques, non qu’ils fussent bien différents des autres habitants,
simplement leur personnalité avait plus de piquant et surtout un
savoureux relief. C’étaient d’humbles gens, des tâcherons, des
journaliers, toujours pauvres mais heureux, ne sachant pas mieux. La
formule du bonheur serait-elle donc de ne pas quitter son
village ? Il y avait d’abord le Jean-Paul, grand buveur de schnaps
qui, à la suite de sérieuses libations, passait parfois la nuit dans le
fossé de la route parce qu’il n’avait plus ni l’équilibre ni la force
nécessaires pour regagner son logis. Personne ne le vît chiper le
moindre rhume de cerveau ! L’alcool, dit-on, conserve, mais lui en
était littéralement imbibé, ce qui ne l’a pas empêché de vivre jusqu’à
quatre-vingt dix ans passés.
Le grand événement du mois de novembre, à
Neufvillage, était de tuer les cochons. Le temps était déjà frisquet,
donc propice à la conservation de la viande et suffisamment éloigné de
Noël pour que quartiers de lard, jambons et saucisses aient le temps
d’être bien fumés. Le Jean-Paul était l’exécuteur virtuose de ces
hautes oeuvres et son salaire consistait en quelque morceau bien choisi
avec, en plus, les yeux du cochon qui étaient son morceau de
prédilection. Pouah ! Sa femme, la Mergritlé, vive et toute menue,
vivait de peu : pommes de terre et lait caillé. De son visage
ridée émergeaient deux pommettes d’un rose juvénile.
La Pauline était une très vieille personne, que je
n’aimait guère. D’abord, elle voulait toujours m’embrasser et je la
fuyais à cause d’une goutte au nez qui, je crois, ne s’en est jamais
détachée de toute sa vie. Ses dents étaient trop belles pour être
vraies à son âge et s’entrechoquaient avec un bruit de squelette que
j’entends encore aujourd’hui... Elle se donnait de grands airs, la
Pauline, parce que jadis elle avait été à Paris. On apprit à
Neufvillage, par des voies détournées, qu’elle avait été placée comme
servante et avait eu un enfant. Ses minauderies sonnaient faux et
m’exaspéraient.
Mes préférences allaient à la cousine Félicité, que
nous appelions Cité : grande perche, maigre, dure à la tâche,
dont la spécialité était de faire la lessive, au bord de la route, en
marmonnant je ne sais quoi et en plongeant, à tout propos, son morceau
de savon dans le jus de lessive, sans d’ailleurs savonner quoi que ce
soit. Peut-être voulait-elle le faire fondre rapidement, ce qui se
révélait automatiquement en fin de lessive, où le savon était réduit à
la grosseur d’une noix. Mes grand’tantes, qui surveillaient étroitement
les faits et gestes du village, assises derrière leur fenêtre tout en
brodant, en personnes hautement économes et ordonnées étaient
scandalisées d’un pareil gaspillage et c’était là un robinet
d’ouverture aux médisances bien pensantes qui sortaient de leur bouche,
à la cadence de leur aiguille. Je me disais : cette pauvre Cité lave
pour gagner un peu d’argent, ses mains sont rougies indifféremment par
la lessive bouillante ou par l’eau de rinçage glaciale en hiver, mais
elle a le sourire, elle est gaie, tandis que mes grand’tantes assises
bien au chaud, un travail joli et doux en mains, devraient plutôt
admirer cette femme chargée de famille, pauvre, mais au coeur joyeux et
non vertueusement aigre comme le leur. Elle devint très vieille, la
Cité, et vit mourir tous ses enfants, sauf une. Il n’y a pas très
longtemps, encore, que la vieille Maria, même silhouette que sa mère,
poings aux hanches, traversait la route pour aller jeter du grain aux
poules et je croyais revoir la Cité.
Notre cousine Génie était l’épouse d’Ernest, grand,
sec et solide paysan, mais à la tête aussi rude que ses sillons ;
jamais je ne connus d’entêté pareil. Il advient, un jour, que la Génie
eut la figure enflée et ornée de petits boutons. Bien entendu, il ne
fut pas question de consulter un médecin, cela coûte ! Mais les
jours passaient et la Génie ne désenflait pas. Comme elle était femme,
elle sut élever la voix, dominer son entêté de mari et c’est ainsi que
vint le médecin qui lui fit une simple piqûre, là où on les fait
d’habitude. Alors, le vieil Ernest, outré, sortit sur la route et
arpenta le village de haut en bas et de bas en haut, à grand pas
coléreux, hurlant que le médecin était un âne, que sa femme avait mal à
la figure et non aux fesses et que cet imbécile lui avait fait une
piqûre... dans le derrière ! En vain, on essaya de lui faire
comprendre que la piqûre était pour nettoyer le sang de la Génie, que
c’était l’endroit classique pour faire les piqûres, mais il ne voulut
rien entendre et, des jours durant, on l’entendit clamer partout son
indignation d’avoir eu à payer une visite médicale pour voir donner des
soins côté verso, alors que le mal siégeait côté recto. C’est ce même
cabochard qui, un jour qu’un de ses gamins alors âgé de quinze ans
grelottait de fièvre, et malgré les instances de la Génie pour le
mettre au lit, ne voulut rien entendre et envoya le garçon abreuver les
vaches dehors, au puits communal, par un vent humide et glacial. Il
faut dire que la visite du médecin coûtait alors cinquante francs.
Mais, trois jours plus tard, on enterrait le petit. Son père, qui
n’avait pas voulu débourser les cinquante francs qui auraient peut-être
sauvé son enfant, fit encore mieux les choses et s’en alla commander,
chez le marbrier, un monument funéraire de trois mille francs. Comme on
le voit, il aimait son fils.
Un matin, au retour de la messe, je vis mes
grand’tantes toutes rouges et énervées, discutant avec animation. Je
n’y comprenais pas grand’chose, sauf que la jeune Marie, servante à la
ferme, n’avait pas reçu l’absolution à confesse ce matin-là. Je me
demandais comment mes tantes pouvaient le savoir, ce n’était pourtant
pas le curé qui leur rendait des comptes... mais les vieilles
demoiselles bigotes ont des antennes. Donc, la Marie n’avait pas été
absoute. Peu de temps après, elle quitta la ferme et on n’en parla
plus. J’appris plus tard que l’histoire de la pauvre fille était tout
humaine : enceinte, on l’avait chassée. Pas de scandale dans une maison
bien pensante, n’est-ce pas ? Arrière, fille perdue, va-t-en avec
le fruit de ton péché. Mais, quelques années plus tard, la Marie vint
s’installer au village voisin, bien mariée et avec quelques enfants
supplémentaires. A présent, c’est une dame, bien vue, estimée de tous.
Je revois aussi les yeux de myosotis du vieux Peter,
le garde-champêtre. C’était un bel homme, grand, fort et doux, qui a
élevé dix enfants avec la Lestine, rude femme qui ne voulut mourir
qu’après avoir accompli sa tâche.
La mère Bibi était aussi moustachue que son prénom
de Barbe, ronde dans tous les sens et affligée d’un ventre énorme, qui
devait bien contenir une excroissance géante mais, comme elle n’en
soufrait pas, elle ne s’en souciait guère. Elle aussi, avait de bonnes
joues rouges dans un visage mille fois ridé. Je crois que le fait
d’avoir des pommettes roses était l’apanage des bonnes vieilles que
j’ai connues dans mon jeune âge à Neufvillage.
Il y avait surtout notre cousine Sophie, de Vahl,
toute ridée, toute vieille, mais aux yeux tout bleus, tout rieurs et
aux joues encore si fraîches à quatre-vingt ans passés. Elle était
repasseuse de fin de son métier et venait périodiquement à Neufvillage
chercher les bonnets blancs de grand’mère et des tantes, pour les
blanchir, les amidonner et les tuyauter au petit fer.
Après l’armistice de 1918, mes oncles Joseph et
Jean, qui entre-temps étaient entrées dans les ordres, purent revenir
au pays, étant évidemment considérés comme déserteurs durant
l’occupation allemande. Leur venue, chaque année, était un grand
événement au village ; chacun voulait les recevoir
cérémonieusement, alors qu’eux n’aspiraient qu’à une détente totale, à
s’amuser comme des gamins et faire des niches aux vieilles tantes
brodeuses. Seule descendante de la famille, j’étais leur enfant gâtée,
même gâtée de solides bourrades car les vieux garçons n’ont pas la main
douce pour jouer avec les petites filles, mais cela n’était que
l’expression de leur affection et je le sentais bien. L’un d’eux,
Joseph, mourut subitement d’une attaque, en 1937, en pleine force de
l’âge, alors qu’il composait nuitamment sur les orgues de la
communauté. On l’y trouva inerte au petit matin. L’autre, Jean, est à
présent très vieux, mais toujours alerte, dynamique, gai et très
“vieille France“.
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———
En 1939, éclata encore une fois la guerre entre la
France et l’Allemagne. Mais, cette fois-ci, c’étaient les soldats de
chez nous qui descendaient la route en direction de l’Allemagne. S’il
avait été là, grand’père Christophe en eut pleuré de joie. Strasbourg
fut évacué en totalité et mes parents vinrent habiter la maison de
Neufvillage. Pendant un certain temps, mon père put encore exercer sa
profession. Devant les complications administratives nées de l’état de
guerre, le maire de Neufvillage, qui y perdait son latin, fit appel à
mon père, lequel prit alors en mains les affaires de la commune, à la
satisfaction de tous. Mais j’étais là, à Neufvillage, avec mon fils,
dans cette minuscule localité et je me voyais mal restant inactive et à
la charge de mes parents. Je m’en fus donc, avec mon petit rejoindre,
les Strasbourgeois évacués en Dordogne et très vite, là-bas, je trouvai
du travail. Au début, je pouvais encore correspondre avec mes parents,
mais lorsque les Allemands eurent - une fois de
plus - envahi notre pays, le contact fut coupé. En Dordogne,
nous avions des nouvelles d’Alsace et de Lorraine, par les voies
secrètes de la Résistance et nous étions anéantis de ce que nous
apprenions.
En 1940, au mois de septembre, comme je n’avais plus
de nouvelles de mes parents depuis fort longtemps, je décidai de
rentrer, mais la mort dans l’âme. Les uniformes verts, à la ligne de
démarcation, me rappelèrent les douaniers de mon enfance. En ce
temps-là, j’étais jeune, insouciante, mais aujourd’hui je souffrais
terriblement de “les” revoir et me promettais bien de reprendre le
flambeau, c’est-à-dire d’être réfractaire à mon tour, comme le furent
mes aïeux. En ces jours troubles, il n’y avait plus de train pour aller
de Strasbourg à Neufvillage. Je chargeai mon marmot dans un panier
accroché à l’avant de ma bicyclette, bourrai les sacoches, arrimai une
ou deux valises sur le porte-bagages, mis un rucksack rebondi
sur le dos et pris la route. Je fis les cent kilomètres d’un jarret
alerte, mûe par la rage de voir que tout avait déjà été germanisé chez
nous : les noms des localités déformés ou radicalement
changés et des inscriptions allemandes partout, ce qui blessait ma vue.
Je trouvai mes pauvres parents dans un bien triste
état car mon père, ne pouvant plus travailler, ils vivaient sur leurs
économies. Je laissai mon fils à leur garde et partis chercher du
travail à Nancy, car je ne voulais absolument pas travailler en zone
annexée. Je supposais, à juste raison, qu’en zone simplement occupée je
trouverais aisément à m’employer comme interprète, fonction
généralement bien payée. On m’embaucha à la gendarmerie, puis au
tribunal militaire, avec d’honorables appointements, ce qui me permit
de vivre moi-même avec mon enfant et de faire vivre également mes
parents.
Chaque mois, même plus souvent, après mon travail,
je quittais Nancy à sept heure et demi du soir et prenais la route de
Neufvillage, les sacoches du vélo emplies de légumes ou autres denrées
pour mes parents. Mes randonnées nocturnes se passèrent toujours très
bien. Jamais les douaniers à la frontière ne fouillèrent mes sacoches,
heureusement ! C’étaient de vieux pépères, plus ou moins inaptes
au service armé et, comme l’Allemagne avait besoin d’hommes, elle n’y
regardais pas de si près, quoique ces pauvres types donnaient plutôt
une fâcheuses idée de ce que pouvait être la race des seigneurs. Ils
m’invitaient plutôt à me réchauffer dans leur cabane, heureux de la
diversion que je leur procurais.
Les Allemands expulsaient à cette époque bon nombre d’Alsaciens et de Mosellans connus pour leurs sentiments welches
ou simplement suspects et, dans l’attente de cette éventualité, mes
parents avaient en permanence deux valises prêtes contenant
l’indispensable. La Gestapo venait souvent à Neufvillage s’enquérir,
auprès du maire, de la mentalité des habitants. Le maire, vieux finaud,
commençait par arroser ces messieurs d’une bonne goutte de mirabelle,
puis leur servait une omelette au lard fumé ou au jambon et, tout en
s’affairant, les renseignait à sa façon sur ses administrés ; tous
étaient, bien entendu, de bons et vrais Allemands, devenus Français par
la force, mais restés allemands de coeur, ne sachant pas très bien
manifester ou extérioriser leurs sentiments étant des gens simples, peu
instruits, un peu bêtes, occupés uniquement à cultiver leurs champs
afin que la récolte soit abondante pour les réquisitions du grand
Reich. La mine parfaitement idiote du maire, sa récitation, que n’eut
désavouée aucun grand acteur de théâtre, et sans doute aussi la
mirabelle, firent que personne ne fut inquiété au
village ; mais bon sang, qu’on avait donc eu chaud !
Dieu sait pourtant que le Gustave tenait à son stock de denrées
précieuses... En sacrifier une partie à ces brutes d’Allemands
arrachait son coeur et faisait bouillir son sang de vieux
Gaulois ; mais, sans réfléchir autrement, il savait
d’instinct qu’il n’y avait pas d’autre moyen d’échapper à la
déportation et c’est une héroïque et joyeuse lueur dans les yeux
- interprétée différemment pas la gent bottée et casquée -
qu’il la gava et la soûla avec dextérité. Ce fut un sabotage aussi que
cela, fait dans toutes les règles de l’art.
Le temps passait pourtant et la terrible voix de la
bataille s’amplifiait chaque jour. C’est ainsi que vinrent les ultimes
moments de feue l’orgueilleuse armée allemande. Nous la vîmes descendre
la route de Neufvillage, vers l’Allemagne, miteuse, lasse, en pleine
débandade, qui poussant un vélo, qui une voiture à bras. Un vrai
cortège de défaite. Neufvillage était retranché derrière ses volets,
pas un chien, pas une oie dehors, mais ne perdait aucun détail de cette
bienheureuse débâcle - c’était bien leur tour - et nous
avions tous le cœur sur le point d’éclater d’émotion. Enfin ! La
revanche ! La gare de Bénestroff, qui est un important carrefour
ferroviaire, fut à plusieurs reprises mitraillée par l’aviation alliée.
C’était plaisir que de voir les escadrilles prendre leur course et, en
bon ordre, piquer, mitrailler, faire leur ressource, prendre du champ
jusqu’au-dessus de Neufvillage, puis s’en retourner mitrailler un
second, un troisième ou un quatrième tour. Un splendide carrousel
jamais vu à Neufvillage. Aussi, personne ne manquait le spectacle.
Les combats se rapprochant, les habitants se
terrèrent dans les caves. Certains partirent, mais revinrent bientôt et
ce fut la Libération, les Américains et surtout les Français que nous
ne reconnaissions plus. C’étaient à nouveau la France. Neufvillage
n’eut guère à souffrir de la guerre de 1939-1945, à part quelques murs
lézardés, le plafond et les vitraux de l’église détériorés, ceci à
cause d’explosions de stocks de munitions dans la forêt proche, lors de
la débâcle française en 1940.
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J’aimais la modeste église de Neufvillage au silence
intense. Je l’aimais lorsqu’il n’y avait personne dedans. Je montais
alors à l’harmonium, un peu poussif à cause de la moisissure
envahissante, et m’essayais à quelque chant grégorien. Je composais ma
prière en musique parce qu’il m’a toujours répugné de réciter des
prières imprimées, faites par d’autres, et parce qu’une prière doit
être chose personnelle, exprimée par chaque être à sa manière. A
présent, les vitraux de l’église ont été remplacés. Ils sont
d’expression moderne, évidemment, mais d’un goût très sûr et fort
beaux, donnant ainsi à la petite église une lumière fervente.
J’aime surtout le temps de Pâques à Neufvillage, car
les haies, les fossés, le bas des murs de l’église sont alors tout
bleus de violettes parfumées. Le lièvre de Pâques y “pond” plus
généreusement qu’ailleurs, précisément parce que les nids sont tapissés
de violettes. Souvenirs puérils peut-être, mais si tendres, si simples
qu’ils ne s’effaceront jamais.
Marguerite Simon, est revenue à Neufvillage,
en février 1986, enterrée derrière la petite église.
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LIBÉRATION DE NEUFVILLAGE LE 20 NOVEMBRE 1944
Souvenirs de Georgette Saint-Eve
dans une lettre adressée à Eugène Thomas (cité en rubrique ”figures locales”), fils d'Emile Thomas
Ce jour-là, comme depuis quelques temps, tout était
calme dans le village : plus aucun soldat allemand, plus de tirs
américains. Mon père, ton père et Michel Boussert, dit “les Trois mousquetaires”,
décident d'aller enterrer trois chevaux tués par des éclats d'obus
quelques jours plus tôt, peut-être bien le jour où tu as été blessé. A
l'aide d'un autre cheval, ils les tirent l'un après l'autre jusqu'à la
sortie du village, dans un parc en face de l'église et à côté de la
ferme de Monsieur et Madame Roch. Dans ce parc, il y avait des
tranchées, creusées par les habitants sous commandement allemand. Tout
en enterrant leurs chevaux, levant la tête de temps en temps, ils
voyaient les chars alliés qui faisaient route de Bénestroff vers
Virming. Cela inquiétait nos pères, qui avaient peur que les Alliés les
prennent pour des Allemands.
A un moment, l'un des
trois, je ne sais plus lequel, est allé chez Madame Roch lui demander
un drapeau français. Elle n'en avait pas, mais elle a donné un grand
drap blanc qu'ils ont tendu entre deux arbres pour montrer aux Alliés
qu'ils n'étaient pas des ennemis et pour pouvoir terminer ainsi leur
travail en sécurité. Les chevaux une fois enterrés, mon père dit :
« Je vais aller les chercher [les Américains] ». Emile et
Michel ont essayé de l'en dissuader. Rien à faire, il est parti à pied
à leur rencontre, les bras ballants le long du corps afin de montrer
qu'il ne tenait aucune arme.
Arrivé
au croisement de la route de Virming, un char s'arrête. Un soldat
américain gradé, capitaine ou commandant je ne sais plus – disons
capitaine – parlant français, lui demande ce qu'il fait là et ce qu'il
veut. Mon père lui demande pourquoi ils ne viennent pas à Neufvillage,
affirmant qu'il n'y avait plus d'Allemands dans le village. Après un
moment de discussion, ils décident de faire route vers Neufvillage. Le
capitaine fait monter mon père sur son char et place devant lui un
soldat, mitraillette pointée. C'est ainsi qu'ils firent leur entrée
dans le village. Les Américains s'installèrent, ayant tout de même pris
soin de fouiller les maisons pour s'assurer qu'il n'y avait vraiment
plus d'Allemands.
Quelques jours passent, chacun était
heureux d'être libéré de l'ennemi quand, une nuit, les maquisards se
manifestèrent dans la forêt de Virming, blessant un soldat américain.
Ce même jour, en soirée vers 18 heures, nous étions mon père et moi,
comme nous le faisions souvent après le travail, chez nos voisins,
Monsieur et Madame Moisson. Arrive un soldat américain, ordonnant à mon
père de le suivre immédiatement à l'école où les militaires avaient
installé leur quartier général, muni, dit-il, de son livret militaire.
Ne l'ayant pas sur lui, il m'envoie le chercher à la maison. J'y vais
et le lui ramène tout de suite, et il accompagne ce soldat jusqu'à
l'école où l'attendait le capitaine. Changement de décor, ce n'était
plus le même homme du fait de cette intervention des maquisards.
Mademoiselle Iffly, l'institutrice, était à ses côtés, heureusement. Le
capitaine regarde donc le livret militaire, puis commence
l'interrogatoire.
– Votre nom ? - Saint-Eve.
– Votre prénom ? - Marcel.
– Nom de votre père ? - Saint-Eve Nicolas.
– Nom de votre femme ? - Wellenreiter Marie.
Là, il y a confusion, car sur le livret militaire est mentionné le nom
de sa mère : Houette Marie. Pendant plus d'une heure, interrogatoire :
nom de votre père, votre femme, le vôtre... etc. Le capitaine s'énerve,
le nom de sa femme ne correspondait pas à celui inscrit sur le livret,
et pour cause : c'était celui de sa mère. Rien à faire, il ne
pouvait pas comprendre. C'est à ce moment-là qu'intervient Mademoiselle
Iffly, en essayant calmement de lui expliquer la situation, que son
père a été soldat et qu'il n'y avait pas plus français que lui. A force
d'explications, le capitaine s'est calmé et a fini par comprendre. Il a
avoué que, suite à l'intervention des maquisards, il pensait que son
père était un espion.
Puis il a ordonné à tous les habitants de se rendre à l'école pour y
passer la nuit, en spécifiant bien qu'aucune maison ne devait être
fermée à clé, car, dit-il : « je préfère anéantir tout un village
que de perdre un seul de mes hommes ». Cela a duré trois ou quatre
nuits, le matin tout le monde regagnait sa maison pour la journée et,
le soir, direction l'école pour la nuit. Les soldats américains étaient
tout de même très corrects car, durant ces trois ou quatre nuits passée
à l'école, personne n'a constaté de dégâts ni de vols dans les maisons.
Puis, tout rentra dans l'ordre. A partir de ce moment-là, le capitaine
ayant reconnu son erreur, considéra mon père comme le maire du village
et venait le voir très souvent. Un jour, il lui a expliqué pourquoi il
avait agi de la sorte. Ses supérieurs lui avaient dit qu'ils arrivaient
déjà en Allemagne, donc en pays ennemi.
Ces événements m'ont marqué et me sont restés en mémoire, malgré mon
jeune âge, et mon père les a mainte et mainte fois racontés. J'étais
très jeune (10 ans) mais, pour nous tous, enfants du village, voir des
soldats américains, sympathiques et gentils c'était un événement. Mais
je crois que c'était tout de même Aloyse et moi qui étions les plus
gâtés, car les soldats avaient installé leur cuisine ambulante dans le
hangar à côté de notre maison et dans une pièce de la maison mise à
leur disposition. Chaque semaine se faisait la distribution de
cigarettes, de chocolat, de chewing-gum, aux soldats. Evidemment, tous
les deux nous étions présents et nous récoltions largement notre part
de friandises. Après 5 années de privations, c'était le Pérou. Je me
demande si Aloyse se rappelait cela.
Ces soldats sont restés quelques temps puis, après leur départ, nous
avons eu, pas très longtemps heureusement, d'autres soldats américains,
mais qui eux n'étaient pas sympas du tout, ni très commodes. A départ
de ces derniers, nous avons vu venir un cantonnement de soldats
français de la 2e DB, commandée par le général Leclerc, très corrects
et très bien, tout ceci aux dires de nos parents. Ce furent les
derniers soldats au village. Je ne me souviens plus des dates de
passage des troupes.
Je me souviens aussi très bien du bombardement du train de
marchandises. Nous étions plusieurs en pâture avec nos vaches dans la
prairie, derrière le village vers la voie ferrée, lorsque les avions
américains ont mitraillé le train. Ils descendaient, mitraillant le
train, remontaient et venaient faire un demi-tout au-dessus de nous,
puis repartaient vers le train, et ceci à plusieurs reprises. La peur
au ventre, au début du moins, nous avions sorti nos mouchoirs blancs et
les agitions au-dessus de nos têtes lorsque les avions faisaient leur
demi-tour, mais personne n'a eu l'idée de rentrer à la maison.
Ensuite, tout rentra dans l'ordre et la vie reprit son cours normal,
mis à part qu'il manquait un petit garçon au village, pour lequel nos
familles se faisaient beaucoup de soucis : toi...
Maintenant, je termine mon journal. Marie-Louise, qui était plus âgée, a peut-être d'autres souvenirs.
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Neufvillage après-guerre 1945 ...
Senteurs de jeunesse, par Henri Simon
A Neufvillage, en ces années d'après-guerre 1939-45, point de commerce.
Aujourd'hui, c'est encore pareil. A l'époque, les commerçants venaient
au village proposer leurs denrées, produits et articles, à bord de
fourgons automobiles. Plus encore que de nos jours, cela
facilitait la vie de ceux qui, autrement, pour leur courses, devaient se
déplacer à pied, à vélo ou en carriole vers Francaltroff ou Bénestroff,
ou bien en voiture s'ils devaient aller à Dieuze, à Saint-Avold... à la
condition de posséder un véhicule. La pratique de ces commerces
ambulants rendait bien service aux Neufvillageois, déjà pour le temps
de trajet gagné au profit du temps de travail aux cultures et dans la
ferme.
Cependant, il se trouvait quand même un commerce
sédentaire à Neufvillage. Il n'était pas de première nécessité, certes,
mais tout de même bien apprécié des habitants, surtout après la messe
du dimanche. C'est là que les hommes se retrouvaient (même pendant la
messe, disaient les mauvaises langues). C'était le café de Madame Blanc,
étroit, tout en long ; des tables d'abord, à gauche, ensuite un
comptoir au fond. Son fils, Etienne, était bourrelier. Il travaillait
dans cette même salle, son établi tout près de l'entrée, pour profiter
de la lumière de la fenêtre. Il réparait tout ce qui était cuir :
chaussures, rênes, fouets, sanglages. En entrant, cela sentait bon
l'odeur du cuir neuf et de la poix qu'Etienne faisait crisser. Puis,
vers le fond, des émanations de vin et de limonade s'échappaient du
comptoir. Plus profondément dans la boutique, derrière le comptoir, la
porte de la cuisine de Madame Blanc était toujours ouverte, pour voir
entrer les clients et surveiller sa cuisson. Quand elle s'affairait à ses fourneaux, on pouvait
deviner son menu du midi : choux, poireaux, lard... senteurs qui
ouvraient vite l'appétit. Mais quand Madame Blanc se trouvait à
l'arrière de sa maison, fenêtre béante (les clients...), le courant
d'air ramenait en plus dans les lieux l'odeur du poulailler. Le
commerce a disparu aujourd'hui, mais des traces olfactives subsistent
toujours chez certains.
Tiens, qui se souvient de ces savoureuses petites
poires que nous, gamins, tentions de faire tomber des grands poiriers
qui bordaient la route de Francaltroff, à la sortie du village, au
niveau de l'école-mairie, aujourd'hui tous disparus ? Délice de
leur goût sauvage et prononcé, sans comparaison aucune avec celui des
poires calibrées et pas mûres proposées dans nos grandes surfaces
modernes.
Mais il y avait aussi les mirabelles du verger
des Boussert, mûres à point, avec leur tentante odeur de fruits à
point, fondants tout seuls dans la bouche... régal inoubliable. Et les
fruitiers de part de d'autre de la route vers Bénestroff, de l'église
jusqu'au niveau du chemin de l'étang et même plus loin, l'on croquait
les pommes en allant aux champs... Leur récolte des fruits était vendue
sur
pied par les Ponts et Chaussées ; était-ce Monsieur Emile Thomas,
cantonnier, qui en avait la charge ?
Ah oui ! Les Ponts et Chaussées employaient
aussi Monsieur Dam, pilote d'un camion monstrueux et bruyant, à
propulsion par chaîne. Lorsqu'il rentrait la soir à la maison, de
retour d'un chantier, il apportait avec lui une forte odeur de
goudron tout frais dans la benne, dont on disait que c'était bien pour
désinfecter les poumons.
Le bétail des Moisson, Balèvre, Gry, Roch, Boussert
participait aussi quotidiennement au festival olfactif du village. Le
matin, le soir, les vaches, s'en allant boire à la pompe et en
revenant, émaillaient la route de bouses odorantes, tout comme les
chevaux d'ailleurs avec leur crottin.
Enfin, partout à travers le village, l'odeur du foin
dans les granges, celle des céréales, du blé, des pommes séchant dans
les greniers... celle de la sciure des tas de bûches devant les portes,
fraîchement débitées par une scie circulaire montée sur un châssis de
camionnette 202 ambulante, ou l'odeur de ces mêmes bûches quand elles
restaient dehors, légèrement attaquées à leur base par des moisissures
de champignons... sans oublier les émanations du fumier devant chaque
ferme, en bordure de route, pas si rebutantes quoiqu'on en dise, sur
lequel picorait la volaille environnante...
Et puis encore... l'inoubliable et jamais retrouvée
odeur appétissante des “gendarmes“, paires de saucisses lorraines
séchées dans le conduit des cheminées des maisons, à travers la fumée
du feu de bois remontant de la cuisinière...
Comme le disait Saint Exupéry : « Je suis de mon enfance. Je suis de mon enfance comme d'un pays »... pays de Neuvillage, aux douces senteurs de mon enfance...
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